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lundi 31 octobre 2011

Hors Satan

Réalisé par Bruno Dumont (sorti le 19 octobre 2011)

Depuis son  premier film, La Vie de Jésus, sorti en 95, Bruno Dumont reste un réalisateur à part dans le paysage cinématographique français. En marge de la « grande famille du cinéma » il préfère les acteurs amateurs, les petits budgets et tourner dans des décors naturels. Rarement là où on l’attend, il aime bousculer le spectateur, le mettre mal à l’aise. Ceci  passe souvent par un traitement frontal de la bestialité humaine, comme avec le très réussit mais très éprouvant Flandres. Pourtant avec Hadewijch, sorti en 2009, il opérait un virage vers un cinéma plus posé, plus méditatif. Hors Satan synthétise toutes ses expérimentations et lui permet de passer un cap en puisant toute la force de sa mise en scène dans la nature, rien de plus.
L’action se déroule en bord de Manche, sur la côte d’Opale, dans un petit hameau désert. Un ermite mystérieux (David Dewaele) vivote sur une plage en passant ses journées à chasser, prier et trainer avec une jeune fille du village (Alexandra Lemâtre). Bruno Dumont propose ici une réflexion sur les notions de Bien et de Mal, non pas dans ce qu’elles ont d’antinomique mais plutôt dans leur expression conjointe à l’intérieur d’un même être, d’une même situation. Si le réalisateur traîne avec lui un passé de prof de philo il ne faut pas voir le film comme un « essai filmique » ou une sorte de réflexion métaphysique. Au contraire, toujours très attaché à l’expressivité de l’image, Hors Satan est avant tout un brillant exercice de cinéma et de mise en scène.
Cette expressivité il va la chercher dans ce qui se donne en premier lieu, la Nature. Rares sont les cinéastes capables de filmer la peur dans un paysage (on peut penser à Boorman avec Délivrance). Jamais cette côte nordique, constamment balayée par les vents, n’aura semblé à la fois si majestueuse et si inquiétante. Pourtant Dumont n’utilise quasiment aucun artifice ; il va même jusqu’à réduire sa mise en scène à des plans fixes rudimentaires, soit larges, soit rapprochés, et toujours assez courts. Son travail sur le son est également époustouflant. Tous les sons sont directs, en mono, ce qui confère à l’image une plénitude troublante. Par exemple, l’utilisation astucieuse des micros-cravates lors de plans larges, qui permettent de  rester dans l’intimité du souffle, du battement de cœur, du personnage, et ce malgré la distance. Un procédé narratif en soi irréaliste mais qui contribue à rendre, par opposion, les moments de silence d’autant plus pesants, et de nous faire ressentir une tension malsaine.

Bruno Dumont à la projection du film au cinéma
George Méliès de Montreuil, le 19 octobre 2011
Les personnages, quant à eux,  semblent impuissants et leur humanité ne s’exprime que par touches maladroites (le personnage du garde forestier par exemple). Comme dans Flandres, le réalisateur crée un monde complètement asocial, anti-intellectuel, où l’individu est réduit à de simples mécanismes. Ce n’est pas l’humanité des personnages qui crée directement l’émotion mais leur interaction avec l’environnement. Comme si un roseau était au même niveau d’Etre que l’humain (ainsi il y a presque autant d’effroi qui se dégage de la vision en contre plongée d’une dune que d’un meurtre). Une approche perturbante mais fascinante. Dans ce nihilisme ambiant seul l’ermite semble faire le lien entre la « société » et la Nature menaçante. Agenouillé devant les pâtures il prie on ne sait quoi. Des prières païennes qui semblent pourtant lui conférer une sorte de stabilité, de paix, en contraste avec l’état des autres individus. Tout le génie de Dumont est de faire apparaitre du surnaturel, du démoniaque, à partir de cette matière sensible, et cela avec une fluidité cinématographique confondante (si l’on excepte la fin du film, ratée car trop démonstrative). Invisible mais pourtant toujours présent, ce Satan surgit lors de scènes éphémères (avec la routarde, la gamine) pour mieux retourner se cacher et infecter notre manière de percevoir le réel.
Au-delà des diverses interprétations qui n’appartiennent qu’aux spectateurs, Hors Satan est avant tout un film sensoriel comme on en voit peu. Réduit au strict minimum, la mise en scène de Dumont n’en est pas moins intense, voire magique. A nous d’accepter d’être plongés dans un cinéma où nos certitudes et nos repères sont à coup sûr malmenés, et peut-être même balayés.
Punching Joe

Bande annonce

samedi 22 octobre 2011

Portrait d'une enfant déchue

Réalisé en 1970 par Jason Schatzberg

En mai dernier la silhouette glaciale de l’actrice américaine Faye Dunaway sublimait l’affiche du 64e festival de Cannes. La photo utilisée date de 1970 et est signée par un certain Jerry Schatzberg, photographe célèbre pour son travail dans la mode et pour ses collaborations avec de nombreux artistes (la pochette de Blonde on Blonde de Dylan, c’est lui). Un hommage à son travail doublé par la présence exceptionnelle de son premier film, Portrait d’une enfant déchue (Puzzle of a downfall child). Une œuvre décriée à sa sortie en 1970 aux Etats-Unis (et ce malgré la présence de Faye Dunaway, une des actrices les plus en vue à l’époque) qui a peu à peu disparu de la circulation. A tel point que Schatzberg lui-même pensait qu’il n’existait plus de copie originale du film. C’est sous l’impulsion de Thierry Frémaux, directeur général du festival, qu’une bobine a pu être retrouvée, et restaurée, afin d’être projetée sur la croisette, puis en salles cet l’automne (dès le 28 septembre).
Du Schatzberg cinéaste on connait surtout deux films cultes : le brutal Panique à Needle Park (71) avec un Al Pacino grimé en junky et le palmé l’Epouvantail (72), chef d’œuvre méconnu du cinéma indie, avec ce même Al Pacino, accompagné de Gene Hackman. Mais avant ces succès d’estime il y a eu Portrait d’une enfant déchue. Pour cette première tentative Schatzberg pose sa caméra dans un milieu qu’il connait par cœur, celui de la mode. Il met en scène le top model Lou Andreas Sand (Faye Dunaway) qui, isolé dans une maison de bord de mer, se raconte à son ami Aaron Reinhardt (Barry Primus) venu l’interroger en vue d’écrire un film. Un personnage partiellement inspiré par le mannequin Ann Saint Marie qui fascinait Schazberg lorsque celui-ci était encore un jeune photographe.


Ce portrait est une plongée vertigineuse dans les méandres d’une âme à la dérive. Le réalisateur adopte une mise en scène discontinue, sans réelle chronologie, dont les images suivent les réminiscences de Lou. Parfois les souvenirs sont précis, parfois au contraire ils sont morcelés, soumis à la contingence d’une mémoire altérée par un séjour en hôpital psychiatrique. Schatzberg étant sûrement plus intéressé par l’expérience de cinéma que par la réalisation d’un produit bien emballé. En ce sens il fait un film presque expérimental,  pas très éloigné parfois de notre Nouvelle Vague (ce qui fait comprendre pourquoi le film a été renié lors de sa sortie américaine). Mais pour autant cette mise en scène ne doit pas réduire le film à un projet arty ou à un simple « film de photographe ». Si la première demi-heure paraît un peu obscure, l’œuvre de Schatzberg devient ensuite plus expressive, et on est alors happé par l’être de Lou qui est tout entier marqué par une profonde mélancolie.
D’une nature réservée, Lou est propulsée dans un milieu impitoyable et hypocrite, la réduisant à l’état de simple femme-objet, sur les plateaux comme en dehors. Elle est aussi naïve parfois, notamment avec les hommes qui tour à tour vont l’amputer de sa vitalité. La folie qu’elle développe alors va s’immiscer jusque dans les traits de son visage et pénétrer son corps. Instable, elle peut tout aussi bien s’émouvoir devant sa télé pour Anna May Wong et son triste personnage dans Shangaï Express, que se fantasmer en Marlene Dietrich étincelante. On imagine mal une autre actrice que Faye Dunaway pour incarner cette beauté sombre et insaisissable. Schatzberg la scrute, ne la lâche pas, pour ne jamais rater ce regard si troublant, qui à lui seul peut synthétiser tout une séquence. De plus en plus contemplatif le film se termine de manière somptueuse, d’abord par une rencontre avec un pêcheur solitaire, puis par un dialogue cathartique avec Aaron. La séance nous laisse déboussolés, et même un peu effrayés d’avoir pu aller si loin à l’intérieur d’une âme humaine.
Punching Joe

Bande Annonce

Le lien vers le site de Jerry Schatzberg, pour découvrir, entre autres, ses photos.

lundi 17 octobre 2011

Magic Trick, the Glad Birth of Love

Sur orbite

Vous le savez sûrement, ici on est plutôt des fadas de Tim Cohen, en solo comme avec les Fresh & Onlys. Ce n’est pas pour autant qu’on ne l’attend pas au tournant. Mais jusqu’ici le californien n’a fait, à nos yeux, aucun faux pas.
Fin août a débarqué son quatrième effort, The Glad Birth of Love, chez Empty Cellar Records, enregistré avec un nouveau groupe baptisé Magic Trick. On découvre étonné que la galette contient seulement quatre titres, d’une durée de 7 à 13 minutes. C’est quoi le truc, on va avoir droit à du rock-prog ? Timmy a viré mégalo ? Ou pire, il s’agit peut-être d’un concept album sur le thème de la baleine (cf la pochette) ! Bref, les spéculations vont bon train et on commence à douter. Des dizaines d’écoutes plus tard, il faut se rendre à l’évidence, the Glad Birth of Love est simplement un album magnifique.
"Let me go back into my head, where was the last place that I slept? Brambles and thorns are made my bed. Under this tree I can’t forget, my cherished one"
Après le rappeur, le garageux, le folkeux à fleur de peau, Tim Cohen revêt ici le costume de chef d’orchestre. Car oui, c’est bien les talents d’un chef d’orchestre qu’il faut pour développer de pareilles chansons, véritables montagnes russes entre folk débridée, pop atmosphérique et sonorités seventies. Prenez "Cherished One", la première piste, un vrai modèle en matière de chanson à tiroirs avec ses digressions multiples. Mais attention, pas de quoi perdre l’auditeur, puisque l’écriture fluide et aérée sublime le tout. "Daylight moon", ensuite, est l’ultime preuve de la capacité de Cohen à faire une bonne chanson avec n’importe quoi. Après un début épuré, le titre part dans un délire seventies, bien aidé par la flûte de John Dwyer et la guitare stellaire de Steve Peacock. « Epic ! » diraient les ricains, mais « perfect » conviendrait tout aussi bien. Dans la foulée, l’étrange "Clyde", sorte de conte glauque mit en musique, s’étire sur plus de dix minutes. Hautbois, violoncelle et chœurs (les fameuses « angel voices » de Noelle Cahill et Alicia Vanden Hauvel) viennent caresser nos oreilles en évitant toute grandiloquence, préférant appuyer des mélodies merveilleuses qui s’enchevêtrent et nous saisissent. "Hight Heat" clôt le disque en renforçant d’avantage l’aspect féérique entrevu avec "Clyde". A la fin du morceau, tout ce beau monde se met à siffloter, nous avec.
Chacun semble pouvoir trouver son compte dans The Glad Birth of Love, car malgré une élaboration sophistiquée, il y a l’évidence des mélodies. L’album, aux ambiances luxuriantes et très imagées, fait preuve d’une musicalité hors du commun. Si on pense au free-folk d’un Bonnie Prince Billy (genre que je viens d’inventer pour qualifier les envolées de l’américain) ou à la pureté pop des Kingsbury Manx, c’est peut-être aux sons oniriques de Robert Wyatt qu’on assimilera plus volontiers sa démarche. Bref, une fois de plus, Tim a su nous séduire et à moins qu’il ne se mette à faire des duos avec Cocoon (cf la baleine) le charme n’est pas prêt d’être rompu.
Punching Joe

The Glad Birth of Love, Empty Cellar Records, 2011.
Magic Trick se compose de Tim Cohen, Noelle Cahill, Alicia Vanden Hauvel et James Kim. Le très bel artwork est signé par Kevin E. Taylor.

lundi 3 octobre 2011

Castle Face Records presents, Group Flex

Objet de culte


Déjà gavés que nous sommes par les sorties de disques, quasi hebdomadaires, provenant des groupes de la baie de San Francisco, voilà que débarque un objet musical improbable, rare et barré, sensé capté la vitalité de cette scène, ô combien passionnante : le Group Flex.
Imaginé par John Dwyer (leader de Thee Oh Sees) et son label Castel Face Records, Group Flex est une compilation vinyle qui réunit 5 groupes de Frisco (Blasted Canyons, Bare Wires, the Fresh & Onlys, Thee Oh Sees et Ty Segall accompagné de Mikal Cronin) chargés de jouer deux morceaux chacun. Mais c’est le support qui accueille ces enregistrements qui nous interpelle. Le Group Flex se présente en effet sous forme d’un petit livre cartonné à spirales, percé en son centre, contenant des pages illustrées et des 45 tours étranges, puisque flexibles. Ce sont en fait des flexi-discs, un format promotionnel éphémère que l’on trouvait dans les années 70-80 à l’intérieur de magazines et qu’il suffisait de détacher et de mettre sur la platine. Dans le cas présent il faut donc poser le livre sur la platine et jouer le livre ! Marqué pendant son enfance par ces objets bizarres, John Dwyer a voulu les réhabiliter à l’occasion de cette sortie. Les pages restantes, illustrant chaque groupe, sont tout aussi magnifiques. Elles sont signées William Keihn (déjà illustrateur de pochettes pour Thee Oh Sees ou Ty Segall) et parodient de vieilles boites de jouets.
Après quelques heures d’admiration béate, il est temps d’écouter ce que ça donne. Encore une fois on ne se fout pas de notre gueule puisque tous les morceaux sont inédits (sauf pour Blasted Canyons). Les Fresh & Onlys envoient deux titres courts, un brin lo-fi, aux mélodies encore une fois exquises. Les fans de la première heure seront ravis par ce retour aux sources du groupe de Tim Cohen. Les Bare Wires sont aussi au rendez-vous et font preuve, comme d’hab’, d’un sens du groove impressionnant, appuyé par des riffs tranchants et des refrains tubesques. De quoi patienter avant leur prochain album, Cheap Parfume, et leur tournée française. Thee Oh Sees quant à eux décident de mettre le feu à la baraque. Ils invoquent ainsi le son bouillonnant de Warm Slim et celui délirant de Castlemania, pour un résultat enivrant à base de kraut-rock hypnotique, de fuzz et de cris en tous genres. Dans la foulée Ty Segall et Mikal Cronin (the Moonhearts) font monter un peu plus la pression. Si ce bon vieux Ty avait ralenti le tempo sur son dernier effort solo (Goodbye Bread), on devine que lorsqu’il retrouve son pote de lycée, ce n’est pas pour jouer à la dinette, souvenez-vous du chantier de Reverse Shark Attack. Ici ils décident de reprendre du Bowie, "Fame" et "Sufragette city" pour être précis. Le rendu est prodigieux : du garage joué à fond, jusqu’à la suffocation. « Fame » notamment, et son riff éléphantesque qui assomme l’auditeur en moins de 10 secondes. Un grand moment de rock’n’roll. Enfin, le rôle de petit nouveau est endossé par Blasted Canyons. Le trio, dernière signature de Castle Face, fait très forte impression, notamment grâce à un mur du son tonitruant. Une batterie primitive vient soutenir un clavier et une guitare dont les effets psyché donnent le tournis, tandis que les chants bataillent pour se faire une place dans tout ce fracas. Solides, inspirés et spontanés, les Blasted Canyons sont à suivre de près, de très près.
On ne pouvait rêver plus bel objet pour honorer les magnifiques sons qui parcourent les rues de la ville depuis quelques années. Ce Group Flex s’impose déjà comme un disque culte et précieux, tant sur le plan plastique que musical. Probablement sur le point d’être épuisé il va falloir batailler si vous voulez vous le procurer…ou attendre patiemment le volume 2 !
Punching Joe
Tracklisting :
Fresh&Onlys : "When are you gonna grow up", "You're only happy when you know"
Blasted Canyons : "Death and a half", "Ice cream man"
Thee Oh Sees : "Burning spear", "What you need (the porch boogie thing)"
Bare Wires : "The right time", "Wanna fight"
Ty Segall&Mikal Cronin : "Fame", "Sufragette City"
Bonus track : Here comes the here comes "Ha Ha Ha"

Blasted Canyons "Ice Cream man"

Ty Segall&Mikal Cronin "Fame"

The Fresh&Onlys "When you gonna grow up"